Sous seing privé
La première
fois que j'ai posé une main sur la poitrine d'une femme, c'était une fille.
C'était aussi la première
année de ma vie.
J'avais suivi mes parents dans leurs changements et avais tiré
de bon gré un trait radical sur des années d'enfance. Je vidais tout juste mes
premières bières et mes premiers paquets de JPS noirs, et cette nuit-là, un car
nous menait où l'on brasse la Carlsberg et où l'on fume des saumons à la chair
blanche.
La nuit de ce car inventait une obscurité approximative qui la tenait
serrée contre moi.
Elle portait avec la grâce que cela impose le prénom
d'Agathe. Mi elfe mi lutin mutine, ses yeux avaient ces éclats de pierre que soulignait
la cicatrice sous l'un d'entre eux. Certains ne voyaient que ça, moi je ne
voyais qu'elle. Un autre de ses plus beaux charmes n'était pour eux que ce
léger défaut qui laissait parfois paraître le désaccord de ses lèvres. Celle
supérieure s'accentuait en effet sensiblement vers la droite selon le mot
prononcé. Moi ça me faisait fondre, et je n'avais que l'envie de prendre cette
lèvre entre les miennes.
C'est ce que j'ai fait, cette nuit-là, piégés dans ce
cargo de nuit.
Nos baisers avaient une profondeur et une sensualité inconnues
jusqu'alors, reléguant les précédents au statut d'expérimentation. La
vanité crue de l'espoir que leur désir avait longtemps suscité chez moi en a
d'autant plus marqué le souvenir, je crois.
Le car s'était endormi pour nous
empêcher de détacher nos bouches, et nous allions passer notre première nuit
blanche, douce et blanche comme sa peau de quinze ans. Elle avait ce diaphane sur un sang d'est, et la prestance dénuée de l'hautain. Précieuse simplement.
Et
c'est elle. C'est elle qui a glissé ma main sur sa peau, toute cette peau dont je ne
connaissais rien. Ma main n'en croyait pas ses yeux, mais les miens savaient dans les siens aller et venir aux halos extérieurs. Et ma main a vu son sein
porté haut et nu, à l'opulence idéale au tact de mes quinze ans. Elle sentait le fourmillement et les frémissements de sa peau jusqu’au plus ferme bouton. Sa main lui expliqua
qu'elle pouvait empoigner sans perdre son velouté, elle l'a très bien saisi,
quitte à nous échapper en soupirs. Ma main n'en croyait pas ses oreilles. Toute cette peau, toute cette chair, ce
fut aussi sa moiteur sous mes doigts, ses mains emportées sur moi, et on a dû se mordre
un peu pour rester silencieux.
Jamais le désir ne m'avait autant brûlé et le
plaisir autant noyé.
Mais le lendemain fut jour à désenchanter.
Elle ne m'expliqua pas pourquoi la suite ne serait pas, son envie ne semblait
pourtant pas celle-là.
Plus tard j'ai su. J'ai su l'amour de sa jumelle. La fausse. Celle
dont certains préféraient la beauté de papier, plus échauffés par sa beauté
glacée. Celle dont je n'ai jamais eu envie de toucher la peau.
Je me souviens
d'hier, à demain pour en brûler à nouveau.
Ni de cette peau ni de cette chair, mais
de cette fièvre à nous consumer.
Tant d'années d'un même corps, ce temps damné
pour une première fois encore.
Je ne sais pas si ton grain
convient au mien, pourtant j'en sens l'attraction commune.
Assouvir
le saint dessein d'y trouver les plus sensibles.
Par ma bouche de tes lèvres à
ton cou, tracer un chemin, le suivre et fuir les raccourcis. Par une main qui
cherche sa place, à ta place, entre ta nuque et tes reins, du bout des doigts y glisser
de sains dessins. Par l'autre calée à la hanche, profitant de tes chairs les
plus tendres, le pouce attendri par ta peau la plus fine à la naissance te ta
cuisse, sentir chacune de tes fibres en tension.
Et par mes yeux au plus profond
des tiens, m'introduire dans le sein des seins.